L’arbre fruitier est au coeur de la fête de Tou Bichvat. Ce Roch Hachana de l’arbre est marqué par la consommation de fruits, manifestation de renouveau et correctif de la faute du premier couple humain.
Dans la symbolique des végétaux, l’arbre est comparé à l’être humain avec lequel il a des ressemblances : « …la verticalité de l’arbre oriente d’une manière irréversible le devenir et l’humanise en quelque sorte en le rapprochant de la station verticale significative de l’espèce humaine» (1).
De plus il porte des fruits, perd sa vitalité, la retrouve et se développe, bref il est le symbole de la métamorphose. En l’observant, l’homme y voit l’expression de la vie et de son prolongement. L’arbre porte en lui l’image du cycle, du temps et même de ce qui le dépasse. Ce n’est pas un hasard si on a choisi l’arbre pour y inscrire la succession des générations constituées par une famille. Une grande partie du vocabulaire généalogique se réfère à lui. Qu’il s’agisse de « rechercher ses racines », de savoir si on fait partie de la « branche cadette » ou non, nous sommes tellement habitués à ces expressions que nous ne prenons plus garde à leur origine.
La Tora, pour laquelle la nature est le lieu où l’être humain doit redécouvrir les traces du créateur, s’exprime clairement à ce sujet: «l’être humain est un arbre des champs… seul l’arbre dont tu sauras qu’il n’est pas un arbre fruitier, celui-là tu peux le sacrifier et l’abattre… » (Devarime/Deutéronome chap. XX, v. 20-21).
Le Midrache présente D. lui-même comme le premier planteur d’arbres. « Le Saint béni soit-II, dès l’origine de la création du monde, eut pour préoccupation première de planter des arbres comme il ressort du texte : «Hachem — D. planta un jardin en Eden en premier lieu» (Ber. ch. Il, v. 8)… à vous aussi le verset recommande : -Quand vous serez entrés dans le pays, vous y planterez des arbres fruitiers » (Vayikra ch. XIX, v. 23) (2). Planter des arbres serait donc « une imitatio dei », une des multiples manières par lesquelles l’homme peut s’attacher à D.
Pourquoi planter des arbres ?
On peut se demander en quoi cet acte est tellement important pour que le Midrache établisse une telle analogie ? La réponse, nous la trouvons dans un autre texte (2). L’individu, être mortel, peut-être tenté de ne réaliser que ce qui se rapporte à sa propre persane et de se dire « après moi le déluge ! ». Et il est vrai qu’il risque de ne pas voir les fruits de la jeune pousse qu’il met en terre.
Telle n’est pourtant pas la vocation que la Tora attribue à l’homme. Dès sa création, D. s’adresse à lui en disant : « Fructifiez et multipliez
Remplissez la terre et dominez (Beréchit/Genèse chap. I, v. 28). Et plus tard le prophète dira : « …ce D. l’a créée (la terre) non pour demeurer déserte mais pour être habitée… » (Isaïe chap. 45, y. 18).
Pour la tradition juive, planter c’est se soucier plus de l’autre que de soi-même et plus particulièrement d’une descendance, d’une entrée dans l’histoire. C’est une injonction à sortir de son moi, à se préoccuper de ceux qui viendront après nous, bien que nous risquions nous-mêmes de ne pas profiter de ce que nous avons réalisé. Planter c’est oeuvrer pour qu’il y ait un avenir et refuser de n’exister que pour soi en se refermant sur sa personne.
C’est d’ailleurs en ces termes qu’on parlera des enfants en disant qu’ils sont « le fruit des entrailles » comme on parlera par ailleurs du «fruit de notre travail ». La Tora, par les comportements qu’elle exige de nous face à la nature, trouve dans cette dernière une source d’enseignements nécessaires à l’existence des humains.
Les fruits et les enfants
Planter des arbres fruitiers et procréer seraient du même ordre, et ce jusqu’aux termes utilisés. Car c’est bien le mot « fruit » qu’on retrouve dans l’ordre donné par D. à Adam et à Eve : «Perou ourevou », «fructifiez et multipliez». Ainsi donc, avoir des enfants se trouve le premier commandement de la Tora de portée universelle puisqu’il ne s’adresse pas spécifiquement aux juifs. La tradition juive est sévère quand cette exigence n’est pas réalisée en disant que -celui qui ne veille pas à avoir une descendance est assimilé à un meurtrier». Le monde des humains doit être un lieu de croissance et de reproduction non seu-lement dans le sens économique ou physiologique. mais dans la responsabilité pour l’autre qui se dégage de ce comportement.
La Bera’ha, une bénédiction ?
C’est même la condition d’une approche du divin, d’où la bénédiction divine précédant cette mitsva. Le terme « bénédiction», la bera’ha, n’a pas en hébreu le même sens qu’en français. Comme son origine latine l’indique, le mot « bénédiction » signifie « dire du bien», alors qu’en hébreu, la bera’ha, c’est la capacité de l’homme ou des choses à continuer d’être. A En disant une bera’ha nous ne remercions pas et nous ne bénissons pas D. Quel être humain pourrait bénir D. ? Nous le reconnaissons comme «source de bera’ha», c’est-à-dire source de création et de fécondité. Aussi est-ce dans la procréation que l’homme et la femme sont véritablement des associés de D. Car créer n’est pas reproduire, c’est faire exister hors de soi autre que soi. L’enfant est ce qui s’oppose au narcissisme de l’humain et à la fermeture sur soi-même. Ce n’est d’ailleurs qu’en acceptant ses propres limites qu’il est possible de faire place à autrui. La fécondité n’est pas l’équivalent de l’expression triviale de « faire des gosses », c’est faire exister une autre génération dont malgré les différences nous resterons les origines. Par l’enfant, l’être humain entre dans une histoire qui, beaucoup moins que celle des événements à laquelle nous sommes habitués, est celle des « engendrements», des « toledot ». La tradition juive est bien plus préoccupée par le comportement des humains que par les événements, ceux-ci découlant généralement de ceux-là. Planter des arbres fruitiers, c’est apprendre à être un père et une mère.
Des fruits incirconcis
Face à ces arbres fruitiers la Tora a d’ailleurs une attitude tout à fait particulière. C’est ainsi que s’expriment les versets : « Quand vous serez entrés dans le pays et que vous y aurez planté des arbres fruitiers, vous considérerez ses fruits comme incirconcis. Pendant trois ans. vous considérerez ses fruits comme incirconcis : vous n’en mangerez pas» (Vayikra/Lévitique chap. XIX, v. 23). « Arel » désigne généralement celui qui n’est pas circoncis, et le sens du mot renvoie à ce qui est fermé, recouvert. Ainsi les fruits dans les pre-mières années de leur croissance sont «fermés – à la consommation parce que leur état est assimilé à celui du petit enfant avant sa circoncision. Il faudra attendre la cinquième année avant de pouvoir les manger normalement. Car «La quatrième année, tous ses fruits seront consacrés à des réjouissances en l’honneur d’Hachem ; et la cinquième année, vous pourrez jouir de ses fruits… » (Vayikra/Lévitique chap. XIX, v. 24-25). L’explication littérale donnée entre autres par Rambane, c’est que généralement les arbres frui-tiers ne donnent pas de fruits ou de bons fruits les premières années. C’est la raison pour laquelle on ne pourra en manger qu’après les avoir apportés au Beth Hamikdache (au Temple) au bout de trois ans. Cependant lui-même ne se satisfait pas de celte explication: « Le verset utilise pour le fruit des trois premières années le terme de « oda », «incirconcision » par laquelle ce fruit est interdit à la jouissance, ce qui n’est pas le cas généralement pour les fruits car l’apparition du fruit est désigné par le terme «d’ouverture ». La consommation immédiate de ces fruits de l’arbre est interdite parce que, dit le Midrache Adam le premier être humain n’a pas su obéir à ton ordre (de ne pas manger du fruit de l’arbre) pendant une heure, tes descendants attendront pendant trois ans… » (Beréchit Raba chap. XXV). Les arbres fruitiers resteront interdits pendant trois ans à cause de la transgression du premier couple. La création avait été conçue pour que l’être humain l’organise et la complète en harmonie avec le Créateur. Or l’être humain, de par son comportement remet en cause cet équilibre. Aussi après la faute, tous les éléments de la nature et la nourriture en particulier, vont être marqués du sceau de l’attente. Et c’est ainsi que les fruits des arbres resteront en phase d’attente. Ce n’est qu’après cette période et à Jérusalem, au Temple qu’ils pourront commencer à être consommés dans l’ordre de la sainteté. C’est dans le Beth Hamikdache, par la rencontre avec le divin, que se fera l’annulation de cette fermeture sur soi. C’est par là que sera transformée et rédimée l’attitude de l’homme devant la nature, en transformant la jouissance en acte de sainteté.
(1) (2)
Gilbert Durand, c( Les structures anthropologiques de l’imaginaire», p. 399. Midrache Vayikra Rabba chapitre XXV.